Requiem Allemand de Johannes Brahms
Le Chœur de chambre Calligrammes a donné les 25 et 27 avril 2024, en collaboration avec le chœur43, la Rhapsodie pour alto et chœur d’hommes de Johannes Brahms, suivie du Requiem Allemand.
Rhapsodie pour alto et chœur d’hommes op.53 (écouter un extrait)
Guilhem Terrail, contre-ténor
Estelle Béréau, direction
Un Requiem allemand op.45 (écouter un extrait)
Estelle Béréau, soprano
Rene Ramos Premier, baryton
Caroline Dubost, Louise Akili, piano à 4 mains
Cédric Barbier, timbales
Guilhem Terrail, direction
Note de programme par François Balanche
D’un requiem qui n’en est pas un
Parmi les dizaines de requiems composés au cours de l’histoire, certains semblent aujourd’hui nimbés d’une aura particulière – que leurs circonstances d’écriture aient été spécialement dramatiques, contribuant à nourrir la « légende » de leur compositeur (le Requiem de Mozart), ou qu’ils portent la marque d’une ambition esthétique singulière, les éloignant plus ou moins des codes du genre (les requiems de Verdi, Fauré, Ligeti, ou encore le War Requiem de Britten). Ein deutsches Requiem de Brahms appartient sans conteste à cette dernière catégorie. En effet, si cette œuvre est encore, plus de cent-cinquante ans après sa création, fréquemment exécutée et largement appréciée, c’est peut-être autant en raison de son caractère unique que de son intérêt esthétique.
Genèse d’un monument
Monumental, Ein deutsches Requiem l’est à plus d’un titre. Il s’agit, tout d’abord, d’une œuvre destinée à un effectif conséquent : orchestre symphonique avec orgue ad libitum, chœur mixte, soprano et baryton solistes. Mais c’est aussi une œuvre d’envergure : se présentant sous la forme d’une vaste fresque en sept mouvements, le requiem, dont la durée excède les soixante-dix minutes, est la plus longue pièce de Brahms. Même si, lorsqu’on l’écoute d’un bout à l’autre, le sentiment qui domine est celui d’une grande unité, l’œuvre n’a pas été composée d’une traite : sa genèse est complexe et morcelée. Très affecté par la perte, en 1856, de son ami Robert Schumann, puis par celle de sa mère en 1865, Brahms s’attèle à la composition d’une œuvre sur le thème de la mort, dont les trois premiers mouvements seront donnés à Vienne en 1867. Cette création partielle sera cependant un échec, le public prenant pour une maladresse d’écriture ce qui n’était vraisemblablement qu’une erreur du timbalier à la fin de la troisième partie. Les trois premiers mouvements, ainsi que le quatrième, le sixième et le septième, seront exécutés à Brême en avril 1868, sous la direction du compositeur. Enfin, un cinquième mouvement, écrit en août de la même année, viendra compléter l’œuvre pour lui donner le visage qu’on lui connaît aujourd’hui. Ein deutsches Requiem, dans sa version définitive, sera créé à Leipzig en 1869, puis maintes fois repris au cours des années suivantes. Il propulsera Brahms – alors âgé de trente-cinq ans – sur le devant de la scène musicale, et l’érigera en figure incontournable de la vie artistique européenne.
Entre subjectivité et universalité
Ce deutsches Requiem, cependant, n’est pas un requiem. Ou pas exactement. Qu’est-il alors, et en quoi réside sa singularité ?
Il s’agit, tout d’abord, d’un « requiem allemand », c’est-à-dire en allemand. Brahms délaisse donc sciemment le latin, langue de la liturgie, pour lui préférer la langue vernaculaire. Mais, pour Brahms, l’allemand n’est pas seulement la langue de la communication quotidienne. Il est aussi, et peut-être surtout, celle de la Bible de Martin Luther. Dans la première moitié du XVIe siècle, le réformateur avait entrepris de traduire les textes originaux de l’hébreu et du grec vers l’allemand, afin de permettre à chaque fidèle de s’approprier le contenu des Écritures. Par la suite, cette traduction allait être utilisée par des compositeurs tels que Johann Hermann Schein, Samuel Scheidt ou Johann Sebastian Bach – dont certaines œuvres ont récemment été interprétées par le chœur Calligrammes – dans leur musique chorale sacrée. En y recourant à son tour, Brahms affirme de façon forte son attachement au protestantisme luthérien, ainsi qu’à la tradition qui le relie à ses illustres prédécesseurs.
Or c’est précisément en raison de son ancrage dans le luthéranisme que le Requiem allemand n’est pas un requiem, au sens traditionnel du terme. Car la messe des morts en quoi consiste le requiem, apanage de l’Église catholique, n’a pas son équivalent au sein du monde protestant. Ein deutsches Requiem n’est donc pas une messe, mais une sorte de méditation spirituelle sur le thème de la mort ; et si l’œuvre est certes religieuse, elle n’est en rien liturgique. Elle se rapproche en fait du genre, connu sous le nom de Trauermusik, de la cantate funèbre, pratiqué par certains compositeurs allemands de l’époque baroque.
Ne pouvant recourir à une trame déjà constituée, Brahms compose lui-même le texte de son œuvre, en juxtaposant des extraits choisis de l’Ancien et du Nouveau Testaments. Il va sans dire que cette compilation est hautement subjective. Le « Ein » du titre allemand ne signifie pas que le requiem de Brahms n’est qu’un requiem parmi d’autres. Il nous apprend que l’œuvre tout entière relève d’un choix personnel, d’une vision particulière de ce que doit être une œuvre musicale sur le thème de la mort.
Rien ne serait plus faux cependant que de voir dans Ein deutsches Requiem l’illustration musicale de tendances nationalistes ou égocentriques. C’est, au contraire, à l’humanité dans son ensemble que Brahms entend s’adresser à travers son œuvre. Ce sont des aspects de l’expérience humaine universellement partagés qu’évoquent les extraits des Écritures soigneusement sélectionnés par le compositeur. Le thème de la finitude de l’homme y est très présent, s’offrant souvent sous la forme de métaphores poétiques et suggestives : « Car toute la chair est comme l’herbe, et toute la gloire de l’homme comme la fleur de l’herbe : l’herbe sèche, et sa fleur tombe. » Mais c’est aussi d’espérance qu’il est question. Loin de n’être qu’une méditation pessimiste sur l’impuissance de l’homme et la vanité foncière de ses actions, le requiem de Brahms semble illuminé de l’intérieur par le thème de la nécessaire consolation, qui le traverse de part en part. Présent dès le début de l’œuvre (« Bienheureux ceux qui seront dans l’affliction, car ce sont eux qui seront consolés »), ce thème trouve peut-être son expression la plus émouvante dans ce fragment du Livre d’Isaïe, qui trouve place au cœur du cinquième mouvement : « Je vous consolerai comme une mère console son enfant. »
Une tradition revisitée
Romantique, Ein deutsches Requiem l’est assurément. Le grand effectif qu’il mobilise, son caractère de fresque, son langage harmonique contribuent à l’ancrer solidement au cœur du XIXe siècle musical. Mais c’est aussi vers le passé que regarde l’œuvre : non pas pour en déplorer la perte sur le ton de la nostalgie, mais pour en perpétuer et en sublimer l’héritage. La tradition à laquelle renvoie l’œuvre, c’est celle de la grande polyphonie, qui avait trouvé, plus d’un siècle plus tôt, son incarnation la plus sophistiquée dans la musique de Bach. Brahms, qu’animait le goût de l’érudition et qui fréquentait assidûment les bibliothèques musicales, connaissait en profondeur les travaux de ses prédécesseurs. Son génie propre est d’avoir su en tirer toutes les conséquences pour l’élaboration de son œuvre personnelle. C’est ce travail d’assimilation et de déduction qu’illustre Ein deutsches Requiem, et ses trésors d’invention contrapuntique. L’un des passages de l’œuvre les plus frappants, de ce point de vue, se trouve à la fin du troisième mouvement, sur les paroles : « Les âmes justes sont dans la main de Dieu, et nul tourment ne pourra les accabler. » Pour exprimer musicalement le sentiment de confiance qui émane de ces mots, Brahms déploie, sur une pédale de ré (un ré grave tenu sur trente-six mesures), une fugue d’une extraordinaire densité, dans laquelle se conjuguent harmonieusement rigueur et expression. On peine à croire que cette musique, d’une sûreté d’écriture époustouflante, soit l’œuvre d’un jeune compositeur encore peu rompu à l’écriture pour grand ensemble…
Assumant volontiers une tradition qu’il ne cherchait qu’à perpétuer, Brahms avait été érigé par ses partisans en chantre d’une « musique durable » (dauerhafte Musik), censée s’opposer à l’idée, brandie par Wagner, d’une « musique de l’avenir » (Zukunft Musik). L’écho de ces querelles esthétiques, qui agitèrent le XIXe siècle musical, semble bien faible aujourd’hui. Que reste-t-il pour nous, auditeurs du début du XXIe siècle, du Requiem allemand ? Baroque par son inspiration et certaines de ses techniques d’écriture, romantique par ses dimensions et son expression, l’œuvre nous paraît aussi profondément actuelle : elle n’a rien perdu de sa capacité à nous parler, à nous toucher et – qui sait ? – à répondre à notre besoin de consolation.