Bach meine Freude
Le chœur de Chambre Calligrammes vous a proposé les 2 et 8 décembre 2023 un programme autour des motets de la famille Bach (Johann Ludwig Bach, Johann Christoph Bach, Johann Sebastian Bach) et leurs prédécesseurs (Michael Prætorius, Johann Hermann Schein, Samuel Scheidt).
Estelle Béréau et Guilhem Terrail, direction
Chloé Sévère, orgue
Victorien Disse, théorbe
Lena Torre, violoncelle
2 et 8 décembre 2023 à 20h30 au Temple du Saint-Esprit (Paris)
Note de programme par François Balanche
TRADITION, OUVERTURE, FILIATION
Le caractère exceptionnel de l’œuvre de Johann Sebastian Bach nous a peut-être fait oublier la richesse du vaste paysage de la musique baroque allemande, dans lequel elle s’inscrit. C’est ce répertoire, trop souvent négligé, que nous propose aujourd’hui de découvrir ou de redécouvrir le chœur Calligrammes, à travers un programme présentant une très grande unité. Car si les compositeurs dont la musique sera interprétée sont tous dotés d’une forte personnalité musicale, leurs œuvres n’en possèdent pas moins un « air de famille », un ensemble de caractéristiques communes. Et s’il en est ainsi, c’est parce qu’elles s’enracinent toutes dans une même tradition, qu’elles nourrissent et prolongent.
Tradition
Dans l’Occident du XVIIe et du XVIIIe siècle, la religion exerce encore une influence déterminante sur la vie artistique ; et si la musique instrumentale s’est récemment émancipée de la musique vocale, cette dernière jouit toujours d’un prestige que la première peine à lui ravir. Œuvres vocales fondées sur des textes sacrés, les pièces au programme de ce concert s’adressent autant à l’intelligence qu’à la sensibilité ; et leur objectif est, tout autant que de susciter la jouissance esthétique de l’auditeur, de contribuer à l’édification morale du fidèle. L’une des caractéristiques de la réforme luthérienne tenait dans la volonté d’opérer un « retour au texte », et de rendre ce texte accessible à l’ensemble de la communauté. De manière significative, toutes les œuvres interprétées ce soir sont fondées sur des textes rédigés non pas en latin, mais en allemand – la langue vernaculaire, celle du quotidien et des échanges informels. Cette ambition pédagogique trouve son pendant, à un niveau purement musical, dans la très large utilisation, par les compositeurs, de mélodies anciennes, simples et connues de toute la communauté. Nun komm, der Heiden Heiland, de Samuel Scheidt, est fondé sur un choral adapté, dans la première moitié du XVIe siècle, par Martin Luther d’après une hymne ambrosienne ; le Jesu meine Freude de Bach est basé sur un choral de Johann Crüger, un compositeur actif dans la première moitié du XVIIe siècle. Quant à l’œuvre de Michael Praetorius qui ouvre le concert, elle consiste en l’harmonisation puissamment expressive d’une mélodie anonyme, qui lui est de quelques années antérieure. Composer de la musique sacrée, pour un compositeur allemand du XVIIe et du XVIIIe siècle, ce n’est pas chercher à faire preuve d’une originalité absolue ; c’est vouloir embellir, en usant de toutes les ressources offertes par l’harmonie et le contrepoint, un fonds de mélodies connues des compositeurs comme de leurs auditeurs. Plutôt que d’explorer de nouveaux chemins, il s’agit de suivre les pas de ses prédécesseurs.
Ouverture
En se contentant de s’inscrire dans une tradition, en se bornant à refaire ce qui avait déjà été fait, les compositeurs couraient cependant le risque de la répétition et de la stérilité. Ils eurent l’intelligence de laisser des influences étrangères féconder leurs esthétiques. De façon quelque peu inattendue, c’est dans la musique profane italienne que la musique sacrée allemande devait trouver la source de sa revivification. À la charnière du XVIe et du XVIIe siècle, de l’autre côté des Alpes, un compositeur tel que Claudio Monteverdi s’était donné pour objectif, dans ses madrigaux, de mettre la musique au service du texte, d’illustrer musicalement la gamme des sentiments déployée dans le poème, pour ébranler plus fortement l’auditeur et susciter en lui des émotions intenses. Ce « style madrigal » allait être érigé en modèle par des compositeurs tels que Johann Hermann Schein et Samuel Scheidt, mais aussi Heinrich Schütz. Loin de dissimuler cette influence, les compositeurs la revendiquaient au contraire : au sujet des vingt-six motets qui composent son recueil Israelsbrünnlein, Schein a écrit qu’il les avait composés dans un style « italo-madrigalesque » (« Italian-Madrigalische Manir »). Il résulte de ce métissage une musique profondément originale, accordant une grande importance au contraste, et dans laquelle la virtuosité de l’écriture contrapuntique est toujours mise au service de l’expression. Cette influence de la musique italienne devait aussi marquer, plus tard, le style de Bach et de certains de ses parents compositeurs.
Filiation
Des membres de cette famille justement, nous connaissons surtout, outre Johann Sebastian, ses fils – Carl Philipp Emmanuel, Johann Christian, Wilhelm Friedemann, Johann Christoph Friedrich. On oublie parfois que Bach compta, parmi ses aïeux, d’éminents musiciens. C’est le cas de Johann Ludwig et de Johann Christoph, respectivement cousin au second degré de Johann Sebastian, et cousin germain du père de ce dernier. Johann Sebastian Bach connaissait les œuvres de ces deux compositeurs, et les admirait suffisamment pour en recopier certaines et les faire jouer à Leipzig. Les proximités stylistiques entre les œuvres des uns et des autres sont réelles ; elles expliquent que l’on ait pu attribuer au génie de Johann Sebastian des œuvres de Johann Ludwig et de Johann Christoph, et réciproquement. Ich lasse dich nicht, du segnest mich denn, dont on suppose aujourd’hui qu’il est de Johann Sebastian, a longtemps été attribué à Johann Christoph. Des quatre œuvres « des » Bach interprétées ce soir, la plus impressionnante est sans aucun doute Jesu, meine Freude. Il s’agit d’un motet – un genre caractérisé, chez Bach, par l’absence de parties instrumentales indépendantes (les instruments doublent les voix), et une forme largement déterminée par l’organisation du texte. Œuvre ambitieuse, Jesu, meine Freude déploie, au sein d’une structure parfaitement symétrique, des trésors d’invention harmonique et contrapuntique. Avec cette œuvre s’achève le concert, mais aussi toute une tradition : celle de la grande polyphonie héritée de la Renaissance, poussée à son plus haut degré de sophistication par Bach mais tôt rejetée par ses fils, qui lui préféreront un langage plus simple et, ce faisant, poseront les bases du style classique.